A propos du texte de Braidotti: Cyberfeminism with a
difference
A la première lecture, le texte m'avait
irrité par ses côtés modes
(terminologie, exemples etc.), le traitement superficiel de certaines
notions (hyper-réalité par exemple), le manque de théorisation
de certaines
questions (la représentation), ses ellipses, envolées
poétiques,
affirmations rapides et surtout sa réduction de la création
(subversive et
politique) à une seule pratique artistique (parodie) avec pour
corollaire
la lecture réductrice de l'ouvre de certaines artistes (Holzer
et Sherman).
Ma deuxième lecture était informée par un autre
questionnement puisque je
me demandais ce qui avait intéressé et même enthousiasmé
un certain nombre
de personnes. Mes premiers énervements passés, j'ai pu
apprécier le texte.
La question de Braidotti, à savoir comment réajuster notre
politique à ce
qui se passe aujourd'hui, est évidemment une question cruciale
pour les
gens de ma génération qui ont lutté contre les
inégalités, l'oppression, la
domination et l'exploitation d'êtres humains et qui se retrouvent
au milieu
d'un monde complètement différent de celui qui a été
le cadre de leur
combat. Braidotti nous donne de ce monde une description lucide
(mondialisation de l'économie, racisme et xénophobie,
sexisme, pornographie
etc.) mais non dénuée d'optimisme car elle met l'accent
sur l'alliance
qualifiée de perversement prometteuse de l'alliance entre technologie
et
culture. D'emblée elle annonce ce qui revient comme un leitmotiv
dans son
texte: les potentialités qu'ouvrent aux femmes les nouvelles
technologies,
comme aussi la crise de la modernité, l'abandon de l'idéal
humaniste etc.
Là se trouve d'ailleurs ce qui m'a le plus touché dans
son texte: son
enthousiasme indéfectible pour le rire, le plaisir, enthousiasme
qui
n'exclut pas la lucidité et la prise en compte de la mort sous
toutes ses
formes aujourd'hui. Braidotti parie pour la vie, elle a raison contre
tous
les vieux bougons. L'histoire est à faire et la possibilité
existe de créer
de nouveaux espaces pour des pratiques culturelles subversives des codes
dominants.
L'une des tendances nouvelles et irréversibles de la post-modernité
citée
par Braidotti est la disparition du corps naturellement, biologiquement
sexué comme point culminant de sa dénaturalisation. Je
trouve que cela pose
des questions aux féministes: si comme le disait Delphy c'est
le genre qui
crée le sexe, dès lors qu'il n'y a plus de sexe, comment
penser le genre?
Comment penser l'oppression dont sont victimes les femmes réelles?
Je ne
comprends pas bien ce que Braidotti propose quand elle suggère
de parler de
notre corps en termes de embodiment. Est-ce que cette formule permet
de
penser la spécificité du rapport des femmes au monde?
Spécificité qui tend
à être oubliée tant dans les lois (occultation du
sexe via l'égalisation
démocratique) que dans les réflexions philospohiques (indécidabilité
du
sexe dans la queer theory). De plus, je ne vois pas la différence
entre
(re)embodiment et incarnation. Cette dernière notion (bien chrétienne)
est
proposée à la fin comme stratégie spécifique
pour les hommes: Men need to
get embodied, to get real, to suffer through the pain of re-embodiment,
that is to say incarnation. Les hommes sont-ils des dieux qui doivent
descendre sur terre et pour sauver qui? Mais le problème est-il
que les
hommes souffrent ou non dans leurs corps (ils ont toujours souffert)
ou que
quoi qu'ils fassent ils sont toujours pris dans un système hiérarchique
qui
leur assure la domination?
Autre problème pour moi. Braidotti propose des stratégies
pour encourager
les femmes à être sujets et les hommes à s'incarnér.
Elle n'aborde pas la
question de leurs rapports. Celle-ci est absente de ce texte: il n'y
a pas
de rapport sexuel même pas à inventer. L'hypothèse
même d'écouter les
hommes ou d'agir avec (certains d'entre) eux est absente. Or il n'y
a pas
que des créateurs sexistes. Je pense au dernier Kubrick qui met
en scène un
homme perturbé par la reconnaissance du désir féminin
qui (enfin) ne
recourt pas aux solutions patriarcales traditionnelles pour conforter
son
égo (ce que la critique a interprété en termes
d'impuissance!).
Quant à ce qu'elle propose par rapport à la culture dont
elle saisit bien
les enjeux au niveau de l'imaginaire (colonisation par les productions
américaines), la politique de la parodie, la philosophie du comme
si,
celle-ci m'apparaît comme une des voies possibles, d'autres n'étant
pas à
exclure. La parodie suppose la maîtrise des codes, or il n'est
pas exclu
que d'autres codes puissent se manifester (question de pouvoir, de mode
etc.) venus d'autres cultures ou subcultures (l'écriture de l'art
nègre qui
inspire les artistes occidentaux) au début du siècle.
La maladresse dans
l'usage des codes ou l'impuissance peuvent aussi être à
l'origine de
pratiques créatrices (Duchamp, le ready-made). La naïveté,
la fraicheur etc
de même (je pense à ce film d'Anne Fontaine Augustin roi
du Kung Fu
l'humour n'est en rien un rire iconoclaste mais le produit d'une
sensibilité et d'une fantaisie simplement inattendues.
La parodie dont parle Braidotti s'apparente aux pratiques culturelles
subversives qui utilisent les codes dominants, les détournent
de leur
objectif original et leur donnent un autre sens (Hannah Hoch et ses
collages, Rosemarie Trockel et ses tricots). C'est une pratique élémentaire
et très courante: souvent on se contente de changer le message
sans même
changer la forme (les chansons féministes italiennes sur l'air
des chansons
de lutte). Un vieux truc donc. Braidotti ajoute, ceci est nouveau, que
la
pratique de la parodie, qui s'accompagne de répétitions
ritualisées (là
aussi quelque chose m'échappe), doit s'enraciner dans les expériences
de
vie (OK jusque là), il s'agit alors de formes radicales de re-embodiment.
On se réincarne dans quoi et pourquoi et comment on se réincarne.
Ou bien
cette pensée est elliptique et je ne saisis pas sa complexité
ou bien elle
est toute simple (la fémininité est une option, pas une
assignation) et
alors je ne peux m'empêcher de me demander si l'on peut sans ambiguïté
à la
fois affirmer et déconstruire la femme en tant que pratique signifiante.
L'exemple de Madonna vient à l'esprit qui s'est appropriée
la féminité en
la rendant comme dit Braidotti gênante et produit une génération
de jeunes
fascinées par le pouvoir au bout du glamour.
Autant je partage l'optimisme de Braidotti quand il s'agit d'apprécier
les
espaces ouverts aujourd'hui pour recréer le language (la culture
et
l'imaginaire), autant je trouve sa solution un peu limitante: à
côté de la
parodie, il y a la fraicheur de l'ignorance (les soeurs Martin); à
côté de
l'humour, il y a le sens du tragique (Les frères Dardenne avec
Rosetta); à
côté de l'art moralisateur (Holzer), il y a des ouvres
qui laissent parler
les images (Blocher); à côté des iconoclastes (Rosler),
il y a les
modestes et les timides (tout plein) etc. etc.
Je plaiderais donc pour une politique culturelle plus large qui tiendrait
compte de toutes les contributions à l'élaboration d'une
culture mixte,
hétérogène, plurielle.