*** UNPUBLISHED MATERIAL :

from: Nadine Plateau
email:nadine.plateau@skynet.be

how to publish on cyberf?

back to text index 


Art et féminisme: le malentendu?


Citant la déclaration en 1971 de l'artiste anglaise Bridget Riley, selon laquelle les femmes artistes ont besoin du féminisme -cette hystérie- comme d'une balle dans la tête, Griselda Pollock faisait remarquer que lier la question de l'art à celle de la politique du sexe constituait à l'époque une véritable transgression (1). Trente ans plus tard, à en juger par les réticences ou les frilosités de bien des artistes dans des domaines aussi divers que la danse, la littérature, le cinéma ou les arts plastiques, ce lien est loin d'avoir fait l'unanimité. Dans la mesure où le féminisme pose, c'est là sa spécificité, la question de la sexuation, il continue de faire problème et de déclencher chez beaucoup d'artistes des réactions de rejet. Si les sources de l'antiféminisme sont multiples, la résistance des artistes femmes au féminisme me semble relever, au delà d'une histoire personnelle et/ou collective, de leur adhésion à une conception de l'art moderne occidental qui définit celui-ci par l'universalité et la singularité.
Combien d'artistes n'avons-nous pas entendu déclarer Je suis d'abord une artiste sous-entendu, ensuite une femme. Je voudrais avancer ici qu'une telle affirmation si souvent proférée ne peut s'interpréter en simples termes de déni de féminité, même si quelque chose de cet ordre est en jeu. Plutôt que d'y voir l'illustration du supposé conflit égalité-différence qui aurait conduit certaines artistes à se conformer au modèle masculin du créateur, je préfère y lire la légitime prétention de tout-e artiste à l'universalité. Les femmes artistes comme les hommes artistes s'adressent à tout le monde avec la conviction qu'une œuvre doit, pour reprendre l'expression de Françoise Collin, faire sens humain (2). Or, c'est cela précisément qui fut refusé aux femmes, qu'elles fussent pendant des siècles carrément interdites de création comme elles furent interdites d'enseignement, ou occultées par l'histoire à l'image de ces femmes créatrices et inventrices que les études féministes exhument toujours plus nombreuses, ou encore infériorisées et dévalorisées par leur assignation à la catégorie de l'art féminin.
Ce dernier cas de figure caractérise la position des femmes artistes au siècle passé et perdure jusqu'au début de ce siècle. Elles écrivaient mais on aimait surtout leurs lettres, leurs journaux intimes, leurs mémoires. Aujourd'hui encore leurs romans sont qualifiés du terme péjoratif de psychologiques, comme si une Katherine Mansfield ne recréait pas le monde dans ses romans. Interdites dans les académies, elles peignaient les gens et les choses autour d'elles, ne pouvant se mesurer à la grande peinture d'histoire. Tout le monde connaît les natures mortes de Chardin, dont le talent ne souffre pas de traiter un sujet mineur, mais qui a entendu parler de Maria Sybilla Merian, peintre hollandaise du XVIIème dont la somptueuse technique crée un univers de fleurs et d'insectes aussi envoûtant qu'inquiétant (3)?
Les femmes artistes furent bien plus nombreuses que nous le pensions. Elles furent même, dans le passé, mieux représentées qu'aujourd'hui, au sein des sociétés d'artistes par exemple. Dans la France du XIXème, les peintres professionnelles exposaient leurs œuvres aux Salons des femmes (4). Mais le prix qu'elles payèrent fut lourd: l'enfermement dans la catégorie de l'art féminin. On les jugea à partir de leur sexe et non de leur œuvre en sorte qu'on ne vit dans celle-ci que les traits attribués aux femmes dans la culture patriarcale et qu'on n'y apprécia que la seule spécificité féminine caractérisée par la sensibilité, le sentiment mais aussi le manque d'originalité et l'incapacité à raisonner. L'art féminin était ainsi l'autre de l'art. L'art tout court, l'art non marqué, non genré, à la vocation universelle, était l'art pratiqué et défini comme tel par des hommes.
Quoi d'étonnant dès lors que les femmes qui depuis la première vague du féminisme s'étaient mises à revendiquer des droits politiques, c'est-à-dire à vouloir intervenir dans la sphère publique, fassent cette fois irruption dans le champ artistique non pas sur le mode mineur de la spécificité féminine mais en revendiquant l'universalité que leur confère la qualité d'être humain. La boutade les femmes sont des hommes comme les autres signifie ce déplacement de l'accent du particulier (la femme) vers le général (l'humain). L'obtention de la citoyenneté dans les années 40, la démocratisation de l'enseignement dans les années 50 et l'investissement massif des femmes dans la création dans les années 60, comptent parmi les étapes décisives de l'histoire de l'émancipation des femmes. Toutes les trois s'accomplissent dans le même processus d'occultation du féminin. Les femmes gagnent car elles se meuvent désormais sur un terrain où la confrontation est possible (elles remportent d'ailleurs une victoire spectaculaire dans le monde de l'enseignement). Elles perdent en devant renier une partie d'elles-mêmes et de leur histoire: gommer leur corps, oublier la couture, la broderie, le tricot. De cette auto-censure libératrice, beaucoup d'artistes nées dans les années 20 et 30 témoignent. Tapta, sculpteur belge d'origine polonaise décédée il y a peu, racontait qu'elle avait véritablement décidé de sortir de ce qu'elle appelait le ghetto du textile, de quitter ce monde très lucidement à cause de son enfermement (5) et de passer à l'art.
A partir du moment où les femmes font irruption, sur le mode majeur, dans l'espace artistique que le discours de la modernité leur ouvre, en théorie du moins, avec la promesse de pouvoir y déployer toute leur énergie créatrice, elles entrent en concurrence avec les artistes masculins. A la reconnaissance de l'art des femmes dont la dévalorisation constituait la contrepartie, succède le rejet des femmes artistes, réaction inconsciente destinée à conjurer le danger réel qu'elles représentent désormais. Nous commençons seulement à mesurer à quel point les avant-gardes du début de ce siècle ont été, parallèlement à leur violente contestation des règles et des codes tant sociaux qu'esthétiques, profondément machistes. Ainsi les artistes appelés Fauves en France et ceux du mouvement Die Brücke en Allemagne, célébrés pour leur rébellion contre les canons, leur audace et leurs innovations plastiques, exprimaient aussi leur virilité dans leurs peintures, assurant ainsi leur domination sexuelle dans et à travers les œuvres (6). La contribution des femmes au surréalisme, à DADA fut, à de rares exceptions près, gommée dans les revues de ces mouvements. De manière subtile: les femmes dans les milieux d'avant-garde se situaient en marge de ces clubs d'hommes non tant parce qu'on leur en refusait l'accès mais parce que le fonctionnement même du groupe exigeait un investissement total qui les excluait de fait (7). Une exception, mais de taille: l'avant-garde russe (1910-1930) à laquelle les femmes participèrent à l'égal des hommes en tant qu'artistes et théoriciennes. Ce fait historique sans précédent s'explique par l'engagement de nombreuses femmes dans le mouvement philanthropique et démocratique de la fin du XIXème, mouvement dont la conception anti-élitiste de l'art le rapprochait des traditions populaires et de l'artisanat (8). Un art se voulant utile au peuple et ne pratiquant pas la hiérarchie art/arts appliqués s'est donc révélé non discriminatoire pour les femmes.
Quand le féminisme déferle dans les années 70, coloré, sonore, bouillant, sauvage, il jette les pleins feux sur la différence des sexes, montre que celle-ci est à l'œuvre dans tous les champs du social et reprend, avec cette fois non seulement la volonté mais les moyens de l'inscrire définitivement dans l'histoire, l'entreprise de dénonciation de l'oppression patriarcale amorcée par les féministes du passé. Le thème de la création des femmes fut abordé très tôt dans le mouvement, même si peu d'ouvrages lui furent consacrés en comparaison avec les nombreux textes traitant, vu l'urgence, de la contraception, de l'avortement ou encore des violences contre les femmes. On parlait de création étouffée ou encore de création occultée et on jetait les bases de la recherche féministe qui allait révéler les mécanismes de l'oubli des femmes créatrices et éclairer sur les raisons pour lesquelles il n'y avait pas eu de grandes artistes (9). Le féminisme de la deuxième vague, dans sa généreuse utopie, entendait libérer les forces créatrices de toutes les femmes. Il n'était plus question que des compositrices de génie fussent mutilées par leur père (Fanny Mendelssohn), que des peintres douées dussent abandonner le grand art pour faire vivre le ménage (Sonia Delaunay) non plus que d'ailleurs des scientifiques se fissent voler leur œuvre par le conjoint (Mileva Einstein). Désormais, les petites sœurs de Shakespeare auraient les mêmes chances que leurs frères d'un jour produire une œuvre universelle.
Il eut été difficile de marquer son désaccord avec les thèses féministes, par contre quand il s'est agi de passer de la critique des obstacles à la création des femmes vers une tentative de réponse à la question Comment la différence sexuelle se traduit-elle, s'inscrit-elle, se produit-elle dans l'œuvre?, les divergences éclatèrent. C'est ainsi que l'idée de création féminine ne fit pas l'unanimité. Elle fut portée par des féministes françaises (Monique Wittig, Hélène Cixous) qui affirmèrent l'existence d'un langage femmes à la fois spécifique (les femmes écrivent avec leur corps) et échappant à toute définition (l'écriture des femmes comme pratique révolutionnaire ne peut se laisser théoriser). On pouvait s'attendre à ce que la thèse d'une création spécifique des femmes rencontrât un écho favorable auprès de certaines artistes et féministes. Il était par contre moins évident qu'elle fut diffusée au sein d'un large public. Or, ce fut le cas et bientôt l'écriture féminine fut figée et dotée de traits ressemblant fort aux stéréotypes les plus éculés (rythme contre raison, silence contre parole etc.).
Plus rares furent les tenantes d'un art féministe et celles qui le défendirent comme Lucy Lippard et Judy Chicago aux Etats-Unis se situaient alors davantage dans une perspective politique d'élaboration d'un art proche du public et de la vie par opposition à un art bourgeois élitiste. Mais pour l'immense majorité des artistes, y compris celles qui s'étaient engagées aux côtés des féministes, la création ne souffrait pas d'adjectif sans entraîner de réduction. Elles étaient artistes et voulaient être reconnues comme telles même si elles admettaient que leur art s'originât dans leur expérience, leur position et leur imaginaire de femmes.
Aujourd'hui, la prétention à l'universalité ne contraint plus les artistes à sacrifier la part d'elles-mêmes ou de leur histoire qui aurait entraîné leur relégation dans le genre dévalorisé d'art féminin. Là réside la grande libération. Trente ans après Tapta, dans une œuvre intitulée Cogito ergo sum, Rose Marie Trockel, artiste allemande, utilisera sans complexe le crochet pour rappeler que les femmes sont des êtres pensants. Entre ces deux artistes a surgi le féminisme. Tapta s'affirme au moment où le féminin est encore honteux. Trockel arrive après l'affirmation joyeuse d'elles-mêmes par les femmes. Ce que Tapta s'interdit, utiliser les techniques féminines traditionnelles (la couture, le tricot à moins d'en changer d'échelle et de recourir à des formats géants), Trockel s'y délecte non sans humour: jouant plusieurs cartes, elle s'approprie d'un coup le minimalisme, le tricot et la philosophie.
Celles dont le travail s'inscrit après la deuxième vague féministe ont pu exprimer sans crainte leur perception, leur vécu de femmes. Certaines en firent le thème principal de leur œuvre, comme Chantal Akerman au début de sa carrière, lorsqu'elle réalisa des films sur les femmes avec des femmes. D'autres laissèrent leur sexe marquer profondément leur travail artistique, telle la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker: Je ne peux me donner sur scène que de la façon dont moi je vis le fait d'être femme (…) Tous les gestes sont intimement liés au fait d'être une femme, au fait que les quatre personnes sur la scène sont des femmes (10) Et même une peintre abstraite, Marthe Wéry, dira en 1975: Si je suis passée par l'art construit, c'est sans doute à la fois par un besoin de rigueur et par une volonté inconsciente de me préserver de l'image péjorative de l''art féminin'. Mais aujourd'hui je me sens beaucoup plus libre à cet égard. Je ne cherche pas à faire un travail particulièrement féminin, mais en assumant mieux ma condition de femme, je la laisse sans doute indirectement marquer certains aspects de ma peinture. Je n'hésite plus à être moi-même. Je pense que, tout en poursuivant la même démarche que les hommes, je le fais d'une manière différente. (11) Si j'ai reproduit cette longue citation, c'est qu'elle me semble exprimer remarquablement l'évolution des conditions de création des femmes en une petite dizaine d'années. Marthe Wéry y parle de liberté, d'authenticité et de singularité. Son rapport à la création a été fondamentalement transformé, et cela en grande partie par l'émergence d'un mouvement et d'une pensée de la libération des femmes.
L'autre facteur de tension entre art et féminisme et la pierre d'achoppement sur laquelle buttent les artistes face au féminisme, c'est la dimension collective du mouvement. La force, l'intelligence du féminisme résulte de la prise de conscience par les femmes de ce qui les relie comme de ce qui les distingue. Le cheminement féministe implique de se situer par rapport aux autres, de se voir comme un maillon de la chaine alors que les femmes artistes, comme les hommes d'ailleurs, s'appréhendent d'abord dans leur singularité. La création est solitaire et il est difficile de se reconnaître comme membre d'un groupe surtout quand on n'y voit, telle Marguerite Yourcenar, qu'un groupement sectaire, un ghetto d'écrivaines, de peintres, etc. (12) ou encore quand on le compare à une corporation supposant une affiliation, une carte, des statuts, une spécialisation, des chefs. (13) Dans bien des cas, le seul mot de mouvement déclenche un malaise qui ne renvoie pas seulement à un malentendu mais révèle aussi une énorme ignorance des conditions historiques de la production artistique. Que la création soit solitaire n'a pas toujours signifié que les artistes le soient. Bien au contraire, les périodes les plus fécondes pour la création artistique voient s'épanouir des groupements, des tendances, des écoles. Les contextes de bouillonnement intellectuel et de diversité culturelle ont été porteurs pour l'expression artistitique car ils ont stimulé les artistes à créer et façonné des publics prêts à recevoir leurs œuvres.
Le mouvement féministe lui aussi a été porteur. Non pas au sens où il a interrogé les enjeux esthétiques mais en tant que mouvement social en libérant la parole des femmes. Identifier l'oppresseur, se déculpabiliser, affirmer sa force, tout cela révélait les femmes à elles-mêmes comme sujets de leur désir, leur donnait l'envie de parler, d'agir, de se changer et de transformer le monde. Il n'était pas nécessaire d'être une militante pour comprendre l'oppression, vivre la complicité avec les femmes, accroître sa conscience et sa lucidité. En toute femme, qu'elle fut artiste ou non, féministe ou non, résonnaient les idées et les pratiques du mouvement. Chaque artiste, l'antiféministe incluse, a pu trouver son compte quand les militantes ébranlèrent les institutions et les valeurs du monde de l'art dominé par les hommes.
La relation des femmes à l'art a été soumise au gigantesque travail de dénaturalisation entrepris par le féminisme. Que la nature des femmes n'explique en rien leur absence de la création artistique fait figure aujourd'hui de lieu commun quand bien même tout le monde n'en est pas intimement persuadé. Les féministes ont rendu visible la contribution des femmes à l'art et à la culture, ce dont témoigne un corpus impressionnant de travaux qui devraient s'intégrer dans les savoirs transmis aux jeunes générations. Elles ont aussi créé des réseaux, des institutions, des manifestations destinés à soutenir et à encourager la création des femmes. L'activisme de ces pionnières, je pense ici en particulier à l'engagement profond de critiques, théoriciennes et artistes américaines qui par leur solidarité, leurs échanges intellectuels et critiques ont été pour beaucoup dans la percée de deux générations de femmes saluées sur le plan international comme des artistes de grand format, Louise Bourgeois, Eva Hesse, Barbara Kruger et Cindy Sherman pour ne citer que les plus connues.
Face aux discriminations réelles qui frappaient les artistes femmes dans le milieu de l'art, une des stratégies féministes de promotion de la création artistique des femmes consista à organiser des manifestations ou à créer des institutions non mixtes. Les expositions de femmes, dénigrées par l'avant-garde du milieu de l'art, remportèrent souvent un succès de foule. Dans cette foule, sans aucun doute des femmes, fières enfin de voir d'autres images d'elles-mêmes et du monde mais aussi des spectateurs et spectatrices séduit-e-s par la démarche des commissaires. Celles-ci ne visaient pas seulement à faire connaître des artistes de qualité ignorées par le milieu de l'art, elles entendaient également perturber les canons, les règles, les critères de jugement. Quand dans les années septante, les Américaines exposent parmi les peintures et sculptures d'artistes femmes, des patchworks réalisés par des artisanes et des œuvres réalisées par des Indiennes ou des Afro-américaines, elles cassent les frontières entre les arts mineurs et majeurs, l'art et l'artisanat, l'art occidental et non occidental, devançant de 20 ans le grand métissage au fondement de l'exposition Les Magiciens de la Terre (14).
De même le Festival international de films de femmes de Créteil créé, voilà vingt ans, afin de (constituer) un réseau de rencontres, de passerelles entre les professionnelles et de (susciter) les échanges dont elles ont fondamentalement besoin pour continuer à créer, à innover, à déranger et à relier leur pratique à une réflexion (15). De discret au début et boudé sinon méprisé par certaines réalisatrices craignant d'être assimilées à un cinéma spécifique de femmes, le festival de Créteil a acquis ses lettres de noblesse. Il est enfin reconnu pour son courage à miser sur un cinéma neuf, de résistance, et à défendre non un cinéma féministe ni même un cinéma de femme mais des films de femmes, uniques et singuliers qui souvent n'auraient pas été vus sans le patient et tenace travail de recherche et de promotion réalisé au cours de ces années. En montrant des films sélectionnés sur base d'un autre regard, de nouvelles images et représentations, le festival de Créteil fait le pari que des réalisatrices apportent au cinéma une contribution essentielle et que leurs visions multiples peuvent, à condition d'être largement diffusées, changer le monde.
Quels que furent les effets de ces manifestations (expositions, festivals) ou l'impact des institutions s'occupant de femmes (galeries, musées etc.), et ils sont loin d'être tous négatifs, leur non-mixité fut au centre des débats comme le fut d'ailleurs la non mixité des réunions féministes au début du mouvement. La critique fut immédiate. Même en Belgique, lors de la première journée des femmes en 1972, l'exposition, à laquelle des artistes cotées avaient accepté de participer par sympathie pour le mouvement, fut contestée par celles qui pensaient qu'il y avait des artistes (des vraies) à ne pas mélanger avec les auteurs d'ouvrages de dame (16). La hantise du ghetto qui ne semble s'appeler ainsi que lorsqu'il est composé de femmes (parle-t-on de ghetto à propos d'un club d'informatique ou d'une loge maçonnique par exemple?) reste à l'heure actuelle extraordinairement vivace (17). La résistance des artistes aux manifestations non mixtes peut s'interpréter de diverses manières. Peur d'être assimilées à des hystériques anti-hommes et de perdre toute crédibilité, peut-être. Refus d'être enfermées dans le monde clos du féminin, sans doute. Mais certainement aussi et surtout volonté des femmes artistes de faire advenir leur parole singulière dans le langage commun. Là se situe l'enjeu pour les individues artistes comme pour le mouvement féministe: quand des artistes femmes ne seront plus essouflées d'avoir dû se battre contre les obstacles séculaires comme le rappelle Simone de Beauvoir (18), elles auront enfin assez de force pour rompre leurs amarres, prendre tous les risques de l'innovation, de la rupture et construire avec les hommes une culture commune.
Pour lever le malentendu, il ne suffit pas de prendre acte de la revendication des artistes femmes à l'universalité et à la singularité, il faut encore reconnaître au féminisme, à ce que les féministes de la deuxième vague ont appelé, en pesant leurs mots, le mouvement de libération des femmes, d'avoir pour objectif le je et pour stratégie le nous, de vouloir pour chaque femme l'autonomie, la liberté et de croire que cela n'est possible qu'au terme d'une lutte collective. Dans le domaine de l'art, cette lutte a visé dans un premier temps les obstacles institutionnels, les barrières sociales et économiques mais très vite, les féministes ont doublé leur critique du sexisme du monde de l'art d'une critique du sexisme des savoirs sur l'art, faisant apparaître la dimension de pouvoir dans les rapports entre hommes, femmes et art, et remettant en question les canons, les critères de jugement, bref la définition même de l'art (19). En bouleversant les codes, les règles, les modèles, en fustigeant les oppressions, les dominations, les écrasements, les dénigrements, le féminisme a libéré les énergies des femmes. Ce que les femmes, et en particulier les artistes, feront de la liberté acquise n'est pas, à mon sens, du ressort du mouvement. Le féminisme accompagne les femmes dans leur voyage vers l'inconnu, il ne prétend pas leur prescrire de destination.
Nadine Plateau


Notes
(1) Pollock Griselda, 1996, Inscriptions in the feminine, in Inside the Visible, an elliptical traverse of 20th century art, in, of, and from the feminine, Catherine de Zegher (ed), The MIT Press, p.67.
(2) Collin Françoise, 1992, Introduction, in Le Langage des femmes, Les Cahiers du Grif, Editions Complexes, p.14
(3) Plusieurs œuvres de Merian furent montrées lors de l'exposition Elck zijn waerom. Vrouwelijke kunstenaars in België en Nederland 1500-1950 qui s'est tenue à Anvers de septembre 1999 à janvier 2000.
(4), Tamar Garb, 1992, 'L'art féminin', The Formation of a Critical Category in Late Nineteen-Century France, in Expanding the Discourse. Feminism and Art History, Norma Broude & Mary Garrard (eds), Harper Collins, pp. 207-230.
(5) \ldblquote Tapta & l'énergie dans l'espace, in Chronique féministe n°64, avril-mai 1998, p. 31-32.
(6) Carol Duncan, 1973, Virility and Domination in Early 20th Century Vanguard Painting, Art Forum, December, p.30-39.
(7) Iris Wijnoogst, 1998, Je moet je wel weten te gedragen, in Beroep: Kunstenares. De beroepspraktijk van beeldend kunstenaressen in Nederland 1898-1998, Marlite Halberstma, Wies Van Moorsel, Karin Baas, Miriam van Rijsingen (eds), SUN, pp.108-129.
(8) Jo Anna Isaak, 1999, Feminism and Contemporary Art, Routledge, London & New York, pp.77-84.
(9) Nochlin, Linda, 1988, Why have there been no Great Women Artists?, in Women, Art and Power, Harper & Row, New York, p.145-178.
(10) Rosas, la force de l'épuisement, 1983, in Chronique, n°7 novembre-décembre.
(11) Itinéraire, Dé-, pro-, ré-créer, Les Cahiers du Grif, n°7, Bruxelles, juin 1975, pp. 59-60.
(12) Michèle Goslar, 1996, Marguerite Yourcenar, les femmes et la femme, in Sextant, N°6, pp. 115-123.
(13) Catherine Francblin, in Les Cahiers du Grif, Où en sont les féministes? n°23/24, Bruxelles, décembre 1978, p.79.
(14) Exposition Les magiciens de la terre, 1989, Centre Pompidou, Paris.
(15) Jackie Buet, Les femmes et l'image, in CinémAction, Vingt ans de théories féministes sur le cinéma, numéro coédité par le festival de Créteil, n°67, 2° trimestre 1993, p.11-13
(16) Marie Denis et Suzanne Van Rokeghem, 1992, Le féminisme est dans la rue, Belgique 1970-1975, Pol-His, Bruxelles, p.87.
(17) Lors d'une rencontre organisée le 18 décembre 1999 au théâtre poème sur le thème Sexe, pouvoir et art avec Marie-Hélène Dumas et des plasticiennes, les intervenantes comme le public ont exprimé de fortes réserves par rapport aux expositions de femmes.
(18) Simone de Beauvoir, 1976, Le deuxième sexe. L'expérience vécue, Gallimard, p.634.
(19) Les titres des grands classiques féministes sont éloquents:
Histoire de l'art et lutte des sexes, de Françoise d'Eaubonne, 1977, éditions de la différence, Paris.
Feminism and Art History: Questioning the Litany, de Norma Broude & Mary D. Garrard, 1982, Harper & Row, New York.
Femmes, Art et pouvoir, et autres essais, de Linda Nochlin, 1993, Jacqueline Chambon, Paris.
Art, sexe et pouvoir, de Marie-Hélène Dumas, à paraître.