Art et féminisme: le malentendu?
Citant la déclaration en 1971 de l'artiste anglaise Bridget Riley,
selon laquelle les femmes artistes ont besoin du féminisme -cette
hystérie- comme d'une balle dans la tête, Griselda Pollock
faisait remarquer que lier la question de l'art à celle de la
politique du sexe constituait à l'époque une véritable
transgression (1). Trente ans plus tard, à en juger par les réticences
ou les frilosités de bien des artistes dans des domaines aussi
divers que la danse, la littérature, le cinéma ou les
arts plastiques, ce lien est loin d'avoir fait l'unanimité. Dans
la mesure où le féminisme pose, c'est là sa spécificité,
la question de la sexuation, il continue de faire problème et
de déclencher chez beaucoup d'artistes des réactions de
rejet. Si les sources de l'antiféminisme sont multiples, la résistance
des artistes femmes au féminisme me semble relever, au delà
d'une histoire personnelle et/ou collective, de leur adhésion
à une conception de l'art moderne occidental qui définit
celui-ci par l'universalité et la singularité.
Combien d'artistes n'avons-nous pas entendu déclarer Je suis
d'abord une artiste sous-entendu, ensuite une femme. Je voudrais avancer
ici qu'une telle affirmation si souvent proférée ne peut
s'interpréter en simples termes de déni de féminité,
même si quelque chose de cet ordre est en jeu. Plutôt que
d'y voir l'illustration du supposé conflit égalité-différence
qui aurait conduit certaines artistes à se conformer au modèle
masculin du créateur, je préfère y lire la légitime
prétention de tout-e artiste à l'universalité.
Les femmes artistes comme les hommes artistes s'adressent à tout
le monde avec la conviction qu'une uvre doit, pour reprendre l'expression
de Françoise Collin, faire sens humain (2). Or, c'est cela précisément
qui fut refusé aux femmes, qu'elles fussent pendant des siècles
carrément interdites de création comme elles furent interdites
d'enseignement, ou occultées par l'histoire à l'image
de ces femmes créatrices et inventrices que les études
féministes exhument toujours plus nombreuses, ou encore infériorisées
et dévalorisées par leur assignation à la catégorie
de l'art féminin.
Ce dernier cas de figure caractérise la position des femmes artistes
au siècle passé et perdure jusqu'au début de ce
siècle. Elles écrivaient mais on aimait surtout leurs
lettres, leurs journaux intimes, leurs mémoires. Aujourd'hui
encore leurs romans sont qualifiés du terme péjoratif
de psychologiques, comme si une Katherine Mansfield ne recréait
pas le monde dans ses romans. Interdites dans les académies,
elles peignaient les gens et les choses autour d'elles, ne pouvant se
mesurer à la grande peinture d'histoire. Tout le monde connaît
les natures mortes de Chardin, dont le talent ne souffre pas de traiter
un sujet mineur, mais qui a entendu parler de Maria Sybilla Merian,
peintre hollandaise du XVIIème dont la somptueuse technique crée
un univers de fleurs et d'insectes aussi envoûtant qu'inquiétant
(3)?
Les femmes artistes furent bien plus nombreuses que nous le pensions.
Elles furent même, dans le passé, mieux représentées
qu'aujourd'hui, au sein des sociétés d'artistes par exemple.
Dans la France du XIXème, les peintres professionnelles exposaient
leurs uvres aux Salons des femmes (4). Mais le prix qu'elles payèrent
fut lourd: l'enfermement dans la catégorie de l'art féminin.
On les jugea à partir de leur sexe et non de leur uvre
en sorte qu'on ne vit dans celle-ci que les traits attribués
aux femmes dans la culture patriarcale et qu'on n'y apprécia
que la seule spécificité féminine caractérisée
par la sensibilité, le sentiment mais aussi le manque d'originalité
et l'incapacité à raisonner. L'art féminin était
ainsi l'autre de l'art. L'art tout court, l'art non marqué, non
genré, à la vocation universelle, était l'art pratiqué
et défini comme tel par des hommes.
Quoi d'étonnant dès lors que les femmes qui depuis la
première vague du féminisme s'étaient mises à
revendiquer des droits politiques, c'est-à-dire à vouloir
intervenir dans la sphère publique, fassent cette fois irruption
dans le champ artistique non pas sur le mode mineur de la spécificité
féminine mais en revendiquant l'universalité que leur
confère la qualité d'être humain. La boutade les
femmes sont des hommes comme les autres signifie ce déplacement
de l'accent du particulier (la femme) vers le général
(l'humain). L'obtention de la citoyenneté dans les années
40, la démocratisation de l'enseignement dans les années
50 et l'investissement massif des femmes dans la création dans
les années 60, comptent parmi les étapes décisives
de l'histoire de l'émancipation des femmes. Toutes les trois
s'accomplissent dans le même processus d'occultation du féminin.
Les femmes gagnent car elles se meuvent désormais sur un terrain
où la confrontation est possible (elles remportent d'ailleurs
une victoire spectaculaire dans le monde de l'enseignement). Elles perdent
en devant renier une partie d'elles-mêmes et de leur histoire:
gommer leur corps, oublier la couture, la broderie, le tricot. De cette
auto-censure libératrice, beaucoup d'artistes nées dans
les années 20 et 30 témoignent. Tapta, sculpteur belge
d'origine polonaise décédée il y a peu, racontait
qu'elle avait véritablement décidé de sortir de
ce qu'elle appelait le ghetto du textile, de quitter ce monde très
lucidement à cause de son enfermement (5) et de passer à
l'art.
A partir du moment où les femmes font irruption, sur le mode
majeur, dans l'espace artistique que le discours de la modernité
leur ouvre, en théorie du moins, avec la promesse de pouvoir
y déployer toute leur énergie créatrice, elles
entrent en concurrence avec les artistes masculins. A la reconnaissance
de l'art des femmes dont la dévalorisation constituait la contrepartie,
succède le rejet des femmes artistes, réaction inconsciente
destinée à conjurer le danger réel qu'elles représentent
désormais. Nous commençons seulement à mesurer
à quel point les avant-gardes du début de ce siècle
ont été, parallèlement à leur violente contestation
des règles et des codes tant sociaux qu'esthétiques, profondément
machistes. Ainsi les artistes appelés Fauves en France et ceux
du mouvement Die Brücke en Allemagne, célébrés
pour leur rébellion contre les canons, leur audace et leurs innovations
plastiques, exprimaient aussi leur virilité dans leurs peintures,
assurant ainsi leur domination sexuelle dans et à travers les
uvres (6). La contribution des femmes au surréalisme, à
DADA fut, à de rares exceptions près, gommée dans
les revues de ces mouvements. De manière subtile: les femmes
dans les milieux d'avant-garde se situaient en marge de ces clubs d'hommes
non tant parce qu'on leur en refusait l'accès mais parce que
le fonctionnement même du groupe exigeait un investissement total
qui les excluait de fait (7). Une exception, mais de taille: l'avant-garde
russe (1910-1930) à laquelle les femmes participèrent
à l'égal des hommes en tant qu'artistes et théoriciennes.
Ce fait historique sans précédent s'explique par l'engagement
de nombreuses femmes dans le mouvement philanthropique et démocratique
de la fin du XIXème, mouvement dont la conception anti-élitiste
de l'art le rapprochait des traditions populaires et de l'artisanat
(8). Un art se voulant utile au peuple et ne pratiquant pas la hiérarchie
art/arts appliqués s'est donc révélé non
discriminatoire pour les femmes.
Quand le féminisme déferle dans les années 70,
coloré, sonore, bouillant, sauvage, il jette les pleins feux
sur la différence des sexes, montre que celle-ci est à
l'uvre dans tous les champs du social et reprend, avec cette fois
non seulement la volonté mais les moyens de l'inscrire définitivement
dans l'histoire, l'entreprise de dénonciation de l'oppression
patriarcale amorcée par les féministes du passé.
Le thème de la création des femmes fut abordé très
tôt dans le mouvement, même si peu d'ouvrages lui furent
consacrés en comparaison avec les nombreux textes traitant, vu
l'urgence, de la contraception, de l'avortement ou encore des violences
contre les femmes. On parlait de création étouffée
ou encore de création occultée et on jetait les bases
de la recherche féministe qui allait révéler les
mécanismes de l'oubli des femmes créatrices et éclairer
sur les raisons pour lesquelles il n'y avait pas eu de grandes artistes
(9). Le féminisme de la deuxième vague, dans sa généreuse
utopie, entendait libérer les forces créatrices de toutes
les femmes. Il n'était plus question que des compositrices de
génie fussent mutilées par leur père (Fanny Mendelssohn),
que des peintres douées dussent abandonner le grand art pour
faire vivre le ménage (Sonia Delaunay) non plus que d'ailleurs
des scientifiques se fissent voler leur uvre par le conjoint (Mileva
Einstein). Désormais, les petites surs de Shakespeare auraient
les mêmes chances que leurs frères d'un jour produire une
uvre universelle.
Il eut été difficile de marquer son désaccord avec
les thèses féministes, par contre quand il s'est agi de
passer de la critique des obstacles à la création des
femmes vers une tentative de réponse à la question Comment
la différence sexuelle se traduit-elle, s'inscrit-elle, se produit-elle
dans l'uvre?, les divergences éclatèrent. C'est
ainsi que l'idée de création féminine ne fit pas
l'unanimité. Elle fut portée par des féministes
françaises (Monique Wittig, Hélène Cixous) qui
affirmèrent l'existence d'un langage femmes à la fois
spécifique (les femmes écrivent avec leur corps) et échappant
à toute définition (l'écriture des femmes comme
pratique révolutionnaire ne peut se laisser théoriser).
On pouvait s'attendre à ce que la thèse d'une création
spécifique des femmes rencontrât un écho favorable
auprès de certaines artistes et féministes. Il était
par contre moins évident qu'elle fut diffusée au sein
d'un large public. Or, ce fut le cas et bientôt l'écriture
féminine fut figée et dotée de traits ressemblant
fort aux stéréotypes les plus éculés (rythme
contre raison, silence contre parole etc.).
Plus rares furent les tenantes d'un art féministe et celles qui
le défendirent comme Lucy Lippard et Judy Chicago aux Etats-Unis
se situaient alors davantage dans une perspective politique d'élaboration
d'un art proche du public et de la vie par opposition à un art
bourgeois élitiste. Mais pour l'immense majorité des artistes,
y compris celles qui s'étaient engagées aux côtés
des féministes, la création ne souffrait pas d'adjectif
sans entraîner de réduction. Elles étaient artistes
et voulaient être reconnues comme telles même si elles admettaient
que leur art s'originât dans leur expérience, leur position
et leur imaginaire de femmes.
Aujourd'hui, la prétention à l'universalité ne
contraint plus les artistes à sacrifier la part d'elles-mêmes
ou de leur histoire qui aurait entraîné leur relégation
dans le genre dévalorisé d'art féminin. Là
réside la grande libération. Trente ans après Tapta,
dans une uvre intitulée Cogito ergo sum, Rose Marie Trockel,
artiste allemande, utilisera sans complexe le crochet pour rappeler
que les femmes sont des êtres pensants. Entre ces deux artistes
a surgi le féminisme. Tapta s'affirme au moment où le
féminin est encore honteux. Trockel arrive après l'affirmation
joyeuse d'elles-mêmes par les femmes. Ce que Tapta s'interdit,
utiliser les techniques féminines traditionnelles (la couture,
le tricot à moins d'en changer d'échelle et de recourir
à des formats géants), Trockel s'y délecte non
sans humour: jouant plusieurs cartes, elle s'approprie d'un coup le
minimalisme, le tricot et la philosophie.
Celles dont le travail s'inscrit après la deuxième vague
féministe ont pu exprimer sans crainte leur perception, leur
vécu de femmes. Certaines en firent le thème principal
de leur uvre, comme Chantal Akerman au début de sa carrière,
lorsqu'elle réalisa des films sur les femmes avec des femmes.
D'autres laissèrent leur sexe marquer profondément leur
travail artistique, telle la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker:
Je ne peux me donner sur scène que de la façon dont moi
je vis le fait d'être femme (
) Tous les gestes sont intimement
liés au fait d'être une femme, au fait que les quatre personnes
sur la scène sont des femmes (10) Et même une peintre abstraite,
Marthe Wéry, dira en 1975: Si je suis passée par l'art
construit, c'est sans doute à la fois par un besoin de rigueur
et par une volonté inconsciente de me préserver de l'image
péjorative de l''art féminin'. Mais aujourd'hui je me
sens beaucoup plus libre à cet égard. Je ne cherche pas
à faire un travail particulièrement féminin, mais
en assumant mieux ma condition de femme, je la laisse sans doute indirectement
marquer certains aspects de ma peinture. Je n'hésite plus à
être moi-même. Je pense que, tout en poursuivant la même
démarche que les hommes, je le fais d'une manière différente.
(11) Si j'ai reproduit cette longue citation, c'est qu'elle me semble
exprimer remarquablement l'évolution des conditions de création
des femmes en une petite dizaine d'années. Marthe Wéry
y parle de liberté, d'authenticité et de singularité.
Son rapport à la création a été fondamentalement
transformé, et cela en grande partie par l'émergence d'un
mouvement et d'une pensée de la libération des femmes.
L'autre facteur de tension entre art et féminisme et la pierre
d'achoppement sur laquelle buttent les artistes face au féminisme,
c'est la dimension collective du mouvement. La force, l'intelligence
du féminisme résulte de la prise de conscience par les
femmes de ce qui les relie comme de ce qui les distingue. Le cheminement
féministe implique de se situer par rapport aux autres, de se
voir comme un maillon de la chaine alors que les femmes artistes, comme
les hommes d'ailleurs, s'appréhendent d'abord dans leur singularité.
La création est solitaire et il est difficile de se reconnaître
comme membre d'un groupe surtout quand on n'y voit, telle Marguerite
Yourcenar, qu'un groupement sectaire, un ghetto d'écrivaines,
de peintres, etc. (12) ou encore quand on le compare à une corporation
supposant une affiliation, une carte, des statuts, une spécialisation,
des chefs. (13) Dans bien des cas, le seul mot de mouvement déclenche
un malaise qui ne renvoie pas seulement à un malentendu mais
révèle aussi une énorme ignorance des conditions
historiques de la production artistique. Que la création soit
solitaire n'a pas toujours signifié que les artistes le soient.
Bien au contraire, les périodes les plus fécondes pour
la création artistique voient s'épanouir des groupements,
des tendances, des écoles. Les contextes de bouillonnement intellectuel
et de diversité culturelle ont été porteurs pour
l'expression artistitique car ils ont stimulé les artistes à
créer et façonné des publics prêts à
recevoir leurs uvres.
Le mouvement féministe lui aussi a été porteur.
Non pas au sens où il a interrogé les enjeux esthétiques
mais en tant que mouvement social en libérant la parole des femmes.
Identifier l'oppresseur, se déculpabiliser, affirmer sa force,
tout cela révélait les femmes à elles-mêmes
comme sujets de leur désir, leur donnait l'envie de parler, d'agir,
de se changer et de transformer le monde. Il n'était pas nécessaire
d'être une militante pour comprendre l'oppression, vivre la complicité
avec les femmes, accroître sa conscience et sa lucidité.
En toute femme, qu'elle fut artiste ou non, féministe ou non,
résonnaient les idées et les pratiques du mouvement. Chaque
artiste, l'antiféministe incluse, a pu trouver son compte quand
les militantes ébranlèrent les institutions et les valeurs
du monde de l'art dominé par les hommes.
La relation des femmes à l'art a été soumise au
gigantesque travail de dénaturalisation entrepris par le féminisme.
Que la nature des femmes n'explique en rien leur absence de la création
artistique fait figure aujourd'hui de lieu commun quand bien même
tout le monde n'en est pas intimement persuadé. Les féministes
ont rendu visible la contribution des femmes à l'art et à
la culture, ce dont témoigne un corpus impressionnant de travaux
qui devraient s'intégrer dans les savoirs transmis aux jeunes
générations. Elles ont aussi créé des réseaux,
des institutions, des manifestations destinés à soutenir
et à encourager la création des femmes. L'activisme de
ces pionnières, je pense ici en particulier à l'engagement
profond de critiques, théoriciennes et artistes américaines
qui par leur solidarité, leurs échanges intellectuels
et critiques ont été pour beaucoup dans la percée
de deux générations de femmes saluées sur le plan
international comme des artistes de grand format, Louise Bourgeois,
Eva Hesse, Barbara Kruger et Cindy Sherman pour ne citer que les plus
connues.
Face aux discriminations réelles qui frappaient les artistes
femmes dans le milieu de l'art, une des stratégies féministes
de promotion de la création artistique des femmes consista à
organiser des manifestations ou à créer des institutions
non mixtes. Les expositions de femmes, dénigrées par l'avant-garde
du milieu de l'art, remportèrent souvent un succès de
foule. Dans cette foule, sans aucun doute des femmes, fières
enfin de voir d'autres images d'elles-mêmes et du monde mais aussi
des spectateurs et spectatrices séduit-e-s par la démarche
des commissaires. Celles-ci ne visaient pas seulement à faire
connaître des artistes de qualité ignorées par le
milieu de l'art, elles entendaient également perturber les canons,
les règles, les critères de jugement. Quand dans les années
septante, les Américaines exposent parmi les peintures et sculptures
d'artistes femmes, des patchworks réalisés par des artisanes
et des uvres réalisées par des Indiennes ou des
Afro-américaines, elles cassent les frontières entre les
arts mineurs et majeurs, l'art et l'artisanat, l'art occidental et non
occidental, devançant de 20 ans le grand métissage au
fondement de l'exposition Les Magiciens de la Terre (14).
De même le Festival international de films de femmes de Créteil
créé, voilà vingt ans, afin de (constituer) un
réseau de rencontres, de passerelles entre les professionnelles
et de (susciter) les échanges dont elles ont fondamentalement
besoin pour continuer à créer, à innover, à
déranger et à relier leur pratique à une réflexion
(15). De discret au début et boudé sinon méprisé
par certaines réalisatrices craignant d'être assimilées
à un cinéma spécifique de femmes, le festival de
Créteil a acquis ses lettres de noblesse. Il est enfin reconnu
pour son courage à miser sur un cinéma neuf, de résistance,
et à défendre non un cinéma féministe ni
même un cinéma de femme mais des films de femmes, uniques
et singuliers qui souvent n'auraient pas été vus sans
le patient et tenace travail de recherche et de promotion réalisé
au cours de ces années. En montrant des films sélectionnés
sur base d'un autre regard, de nouvelles images et représentations,
le festival de Créteil fait le pari que des réalisatrices
apportent au cinéma une contribution essentielle et que leurs
visions multiples peuvent, à condition d'être largement
diffusées, changer le monde.
Quels que furent les effets de ces manifestations (expositions, festivals)
ou l'impact des institutions s'occupant de femmes (galeries, musées
etc.), et ils sont loin d'être tous négatifs, leur non-mixité
fut au centre des débats comme le fut d'ailleurs la non mixité
des réunions féministes au début du mouvement.
La critique fut immédiate. Même en Belgique, lors de la
première journée des femmes en 1972, l'exposition, à
laquelle des artistes cotées avaient accepté de participer
par sympathie pour le mouvement, fut contestée par celles qui
pensaient qu'il y avait des artistes (des vraies) à ne pas mélanger
avec les auteurs d'ouvrages de dame (16). La hantise du ghetto qui ne
semble s'appeler ainsi que lorsqu'il est composé de femmes (parle-t-on
de ghetto à propos d'un club d'informatique ou d'une loge maçonnique
par exemple?) reste à l'heure actuelle extraordinairement vivace
(17). La résistance des artistes aux manifestations non mixtes
peut s'interpréter de diverses manières. Peur d'être
assimilées à des hystériques anti-hommes et de
perdre toute crédibilité, peut-être. Refus d'être
enfermées dans le monde clos du féminin, sans doute. Mais
certainement aussi et surtout volonté des femmes artistes de
faire advenir leur parole singulière dans le langage commun.
Là se situe l'enjeu pour les individues artistes comme pour le
mouvement féministe: quand des artistes femmes ne seront plus
essouflées d'avoir dû se battre contre les obstacles séculaires
comme le rappelle Simone de Beauvoir (18), elles auront enfin assez
de force pour rompre leurs amarres, prendre tous les risques de l'innovation,
de la rupture et construire avec les hommes une culture commune.
Pour lever le malentendu, il ne suffit pas de prendre acte de la revendication
des artistes femmes à l'universalité et à la singularité,
il faut encore reconnaître au féminisme, à ce que
les féministes de la deuxième vague ont appelé,
en pesant leurs mots, le mouvement de libération des femmes,
d'avoir pour objectif le je et pour stratégie le nous, de vouloir
pour chaque femme l'autonomie, la liberté et de croire que cela
n'est possible qu'au terme d'une lutte collective. Dans le domaine de
l'art, cette lutte a visé dans un premier temps les obstacles
institutionnels, les barrières sociales et économiques
mais très vite, les féministes ont doublé leur
critique du sexisme du monde de l'art d'une critique du sexisme des
savoirs sur l'art, faisant apparaître la dimension de pouvoir
dans les rapports entre hommes, femmes et art, et remettant en question
les canons, les critères de jugement, bref la définition
même de l'art (19). En bouleversant les codes, les règles,
les modèles, en fustigeant les oppressions, les dominations,
les écrasements, les dénigrements, le féminisme
a libéré les énergies des femmes. Ce que les femmes,
et en particulier les artistes, feront de la liberté acquise
n'est pas, à mon sens, du ressort du mouvement. Le féminisme
accompagne les femmes dans leur voyage vers l'inconnu, il ne prétend
pas leur prescrire de destination.
Nadine Plateau
Notes
(1) Pollock Griselda, 1996, Inscriptions in the feminine, in Inside
the Visible, an elliptical traverse of 20th century art, in, of, and
from the feminine, Catherine de Zegher (ed), The MIT Press, p.67.
(2) Collin Françoise, 1992, Introduction, in Le Langage des femmes,
Les Cahiers du Grif, Editions Complexes, p.14
(3) Plusieurs uvres de Merian furent montrées lors de l'exposition
Elck zijn waerom. Vrouwelijke kunstenaars in België en Nederland
1500-1950 qui s'est tenue à Anvers de septembre 1999 à
janvier 2000.
(4), Tamar Garb, 1992, 'L'art féminin', The Formation of a Critical
Category in Late Nineteen-Century France, in Expanding the Discourse.
Feminism and Art History, Norma Broude & Mary Garrard (eds), Harper
Collins, pp. 207-230.
(5) \ldblquote Tapta & l'énergie dans l'espace, in Chronique
féministe n°64, avril-mai 1998, p. 31-32.
(6) Carol Duncan, 1973, Virility and Domination in Early 20th Century
Vanguard Painting, Art Forum, December, p.30-39.
(7) Iris Wijnoogst, 1998, Je moet je wel weten te gedragen, in Beroep:
Kunstenares. De beroepspraktijk van beeldend kunstenaressen in Nederland
1898-1998, Marlite Halberstma, Wies Van Moorsel, Karin Baas, Miriam
van Rijsingen (eds), SUN, pp.108-129.
(8) Jo Anna Isaak, 1999, Feminism and Contemporary Art, Routledge, London
& New York, pp.77-84.
(9) Nochlin, Linda, 1988, Why have there been no Great Women Artists?,
in Women, Art and Power, Harper & Row, New York, p.145-178.
(10) Rosas, la force de l'épuisement, 1983, in Chronique, n°7
novembre-décembre.
(11) Itinéraire, Dé-, pro-, ré-créer, Les
Cahiers du Grif, n°7, Bruxelles, juin 1975, pp. 59-60.
(12) Michèle Goslar, 1996, Marguerite Yourcenar, les femmes et
la femme, in Sextant, N°6, pp. 115-123.
(13) Catherine Francblin, in Les Cahiers du Grif, Où en sont
les féministes? n°23/24, Bruxelles, décembre 1978,
p.79.
(14) Exposition Les magiciens de la terre, 1989, Centre Pompidou, Paris.
(15) Jackie Buet, Les femmes et l'image, in CinémAction, Vingt
ans de théories féministes sur le cinéma, numéro
coédité par le festival de Créteil, n°67, 2°
trimestre 1993, p.11-13
(16) Marie Denis et Suzanne Van Rokeghem, 1992, Le féminisme
est dans la rue, Belgique 1970-1975, Pol-His, Bruxelles, p.87.
(17) Lors d'une rencontre organisée le 18 décembre 1999
au théâtre poème sur le thème Sexe, pouvoir
et art avec Marie-Hélène Dumas et des plasticiennes, les
intervenantes comme le public ont exprimé de fortes réserves
par rapport aux expositions de femmes.
(18) Simone de Beauvoir, 1976, Le deuxième sexe. L'expérience
vécue, Gallimard, p.634.
(19) Les titres des grands classiques féministes sont éloquents:
Histoire de l'art et lutte des sexes, de Françoise d'Eaubonne,
1977, éditions de la différence, Paris.
Feminism and Art History: Questioning the Litany, de Norma Broude &
Mary D. Garrard, 1982, Harper & Row, New York.
Femmes, Art et pouvoir, et autres essais, de Linda Nochlin, 1993, Jacqueline
Chambon, Paris.
Art, sexe et pouvoir, de Marie-Hélène Dumas, à
paraître.